vendredi 1 juillet 2016

Tout le monde doit mourir… ou pas


Valar morghulis, "Tout le monde doit mourir", est la devise des assassins "Sans-visage", dans la saga livresque Le Trône de fer, de George RR Martin, devenue la série télévisée Game of Thrones (Le jeu des trônes).

Il y a quelques années, je lisais Le Trône de fer.

C'était bien avant que le grand public du petit écran s'y intéresse. À cette époque, la fantasy était encore considérée par beaucoup comme un genre littéraire mineur, réservé au geeks, aux enfants ou à ces "adultes" ayant  conservé une âme d'enfant. D'aucuns diraient "immatures".

Quoique… avec le Trône de fer, on s'éloignait beaucoup du monde merveilleux de l'enfance pour naviguer dans celui, plus sombre, plus brutal, plus effrayant, des adultes.

Trahisons et meurtres à foison, tortures, viols, inceste… George RR Martin menait sa barque de l'enfer sur un flot de sang et de souffrance.

Si le message du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien était l'espoir, l'auteur du Trône de fer s'acharnait à me prouver que je devais y renoncer peu à peu, mort après mort de mes personnages préférés.

Pourtant, je m'accrochais à ce supplice littéraire, par solidarité avec la jeune Arya Stark, symbole à mes yeux de la rébellion enfantine face aux atrocités d'un monde "adulte".

J'avais fini le tome 12, Un festin pour les corbeaux, si bien que j'attendais depuis plusieurs années que le volet suivant sorte chez J'ai lu.


Et puis, avant la parution du livre de poche, le film fit son apparition sur les écrans de télévision : Game of Thrones, portant le titre du premier tome anglais. Bienvenue dans la bétonneuse mondialiste et son génocide culturel : "Parlez tous anglais, la langue du business, qu'on puisse enfin se comprendre."

N'ayant pas la télévision, nous avons attendu que la première saison soit vendue en magasin, puis, en bons fans de fantasy que nous sommes, nous l'avons regardée en famille.

Sous les assauts de violence, de sadisme, de gore et d'érotisme limite pornographie dont l'intention visible était de booster l'audimat, ma romantique de fille, pourtant auteure de romans fantasy, a décroché au bout de quelques épisodes.

Ma femme et moi, nous nous accrochions vaille que vaille, voulant connaître le sort de nos personnages chéris, espérant le meilleur et craignant le pire pour Daenerys Targaryen et Arya Stark…

Jusqu'à ce que nous regardions Les pluies de Castamere, le neuvième épisode de la Saison 3 et ses sanglantes "noces pourpres".

Presque en état de choc, dégoûtés et indignés, nous avons décidé d'arrêter de regarder la série. C'est Victor Hugo qui disait : « On peut être irrité à tort ; on n'est indigné que lorsqu'on a raison. »

Le lendemain, j'ai donné les 3 DVDs ainsi que les douze tomes du Trône de fer à ma fille qui était trop contente d'aller revendre le tout à BookOff, pour une poignée d'euros.

L'auteur George RR Martin, quant à lui, avait dit : "À chaque fois que quelqu'un me demande quand sort le prochain livre, je tue un Stark."

Je me rappelle aussi avoir lu, dans une de ses préfaces, qu'il appelait son livre "… ces garces de pages", en parlant d'un tome dont l'intrigue lui donnait du fil à retordre. Amour-haine de l'écriture, quand tu nous tiens.

Autre fait significatif, George RR Martin, autrefois fan du Seigneur des anneaux, l'ouvrage qui lui avait fait découvrir et aimer la fantasy, fit don de son exemplaire collector du Hobbit à une université américaine. L'enfant, qui agonisait quelque part au fond de lui, venait de rendre l'âme avant de lâcher le livre.

Soit, la violence, l'horreur et le sexe pour le sexe sont une réalité, dans ce monde et dans les autres, mais c'est la façon dont ils sont regardés, racontés, avec quel état d'esprit, qui fait la différence.

Que je lise un livre ou regarde un film, il se produit une sorcellerie étrange, une empathie exacerbée, Stephen King parle de télépathie, qui me fait ressentir les émotions et les pensées de leur auteur.

D'ailleurs, en parlant de Stephen King, j'ai du mal à lire ses romans, depuis qu'il a eu son accident. Ce n'est pas tant la noirceur des histoires ni le tempérament torturé des personnages, auxquels j'étais habitué, mais cet acide qui suinte de sa plume, un surplus de cynisme et de blâme envers la vie, avec un bruit de fond désagréable, plus proche du crissement d'une griffe sur un tableau noir que du grattement soyeux d'une plume sur le papier.

Il y a des gens qui apprécient une œuvre indépendamment de l'univers et de l'esprit de son créateur ; je ne sais pas comment ils font.

L'émotion et, ce qui est pire, l'intention d'un auteur me sautent au visage. Et malheur à moi si elles sont colorées de malveillance, dépourvues de générosité ou d'humanisme, sans respect pour la beauté de la vie ou la sensibilité des autres. Quand l'intention est mauvaise, j'ai l'impression de me faire écorcher vif.

Notamment, je n'aime pas ces œuvres où transparaît cette vision du monde : la vie est pourrie, les gens sont pourris jusqu'à la moelle. Ce sont des animaux qui ne connaissent que la loi du plus fort. Quant à ceux qui se donnent des airs nobles, honnêtes, altruistes, généreux, ce sont des hypocrites, moralistes, aussi égoïstes que les autres et leur façade vertueuse cache des mobiles tout aussi sordides.

Dans la version originale du Trône de fer, il y avait cette rage sourde de l'auteur, un regard écœuré et sombre sur le monde, enrobée d'esthétique sulfureuse, mais il restait quand même une petite lueur d'espoir, comme un papillon de nuit dans des cavernes d'orques, virevoltant désespérément pour trouver la sortie.

Avec Game of Thrones, le papillon a une aile brisée, il gît dans une flaque de sang. Là, couché sur le dos, impuissant, il contemple toute l'horreur dont sont capables des producteurs déterminés à garantir le succès de leur série : mutiler ou tuer des personnages que le roman épargnait, surcharger les épisodes de scènes "explicites" qui étaient en demi-teinte dans les livres.

De façon générale, je remarque que de plus en plus de séries utilisent ce procédé redoutable, pour éviter qu'on leur coupe les crédits : maximum de violence, maximum de sexe. Dans la mesure de ce que la censure laisse passer, mais à en juger par la surenchère constante, j'en viendrais à croire qu'elle se fait graisser la patte.

Un ami vient de me dire que Game of Thrones était la série la plus regardée au monde. Sur la route, quand il y a un accident, plus c'est grave et sanglant, plus les conducteurs ralentissent pour regarder. Faut-il y voir un indice de la qualité du spectacle ?

Pour les prochaines séries, messieurs les producteurs (on voit rarement des femmes, à ces postes, c'est bizarre) vous savez ce qui vous reste à faire : plus de sang, plus de gore, plus d' horreur, des personnages plus vicieux, moins de morale gnangnan, plus de sexe pour le sexe. Allez-y, lâchez-vous, bordel ! Soyez pas timide. Bon, les mutilations, les viols, les tortures, tout ça, c'est du réchauffé, maintenant. Bah oui, Game of Thrones l'a fait, il va falloir passer à la vitesse supérieure.

Que diriez-vous de cannibalisme, ah bon, déjà fait ? Flûte ! Euh… Un viol incestueux se terminant par un meurtre… Déjà fait aussi ? Ah zut ! Et des scènes de viols et d'inceste se terminant par de la torture et du cannibalisme, pas mal, non ? Déjà vu ? Vous êtes sûr ? Et si on épiçait le tout de pédophilie ? Non ? Pourquoi s'embarrasser de ces tabous ridicules, d'un autre âge, avec leur relent de morale judéo-chrétienne à l'eau de rose bénite ?

Ou alors, j'ai une meilleure idée. On pourrait tuer les acteurs sur scène. Pour de vrai. Ce serait une espèce de télé-réalité, mais en série, vous savez, comme ces films illégaux, tournés par des criminels psychopathes dans certains pays… Ils le font déjà aux infos ? Ah oui, c'est vrai.

Réjouissons-nous de voir que ce genre littéraire, jadis dédaigné, la fantasy, connaît enfin un succès fracassant. En tout cas, à la télévision, auprès de ceux, de plus en plus nombreux, qui ne lisent pas ou peu.

Pleurons de voir qu'il aura fallu grimer la princesse des contes en prostituée psychotique incestueuse et sanguinaire, puis torturer ou massacrer les héros, pour obtenir ce résultat.

Certes, le livre est bien écrit. Oui, la série est bien filmée et le jeu des acteurs excellent. Mais quand la laideur du monde se fait belle, je m'inquiète pour ceux qu'elle arrive à séduire.

Lorsqu'on regarde la plupart des films ou séries d'il y a dix, quinze ou vingt ans, on est étonné par leur innocence et leur esprit bon enfant, à la limite de la naïveté ridicule.

À quoi ressembleront les films et les séries dans cinq ans ? Dans dix ans ? Dans quinze ans ?

Ce qui, autrefois, était strictement interdit aux enfants jusqu'à un certain âge, n'est aujourd'hui que vaguement déconseillé, entre l'apathie désabusée et l'incitation sournoise à regarder quand même. "Ce film comporte des scènes susceptibles de heurter la sensibilité des jeunes spectateurs… mais bon, si vous voulez quand même les laisser voir, ça vous regarde."

Les enfants d'aujourd'hui auraient-ils vieilli ? Doit-on pleurer la mort de l'innocence ?

Le dictionnaire Petit Robert donne cette définition du mot fantasy : Genre littéraire dans lequel l'action se déroule dans un monde imaginaire peuplé d'êtres surnaturels, mythiques ou légendaires. "Le Seigneur des anneaux" de Tolkien est une saga de fantasy.

Mondes imaginaires, être surnaturels, mythiques ou légendaire… l'imagination au service du rêve.

Qu'en est-il d'une fantasy qui s'évertue à faire réel, dont l'intention est de montrer que même l'imaginaire n'échappe pas à la triste réalité, forcément immonde ? Qu'en est-il de sacrifier le rêve sur l'autel du réalisme ?

Le mot anglais fantasy se traduit par : rêve, fantasme, imagination.

Si le rêve tourne au cauchemar, si l'imagination se fait l'esclave de la réalité, peut-on encore parler de "fantasy" ? Ne devrait-on pas plutôt l'appeler sad-reality (triste-réalité) ?

La fantasy est morte, vive la fantasy.

Ou alors Game of Thrones n'est tout simplement pas de la fantasy et l'expression dark fantasy est un oxymore.

Le mot "rêve" est synonyme d'espoir. "Faut pas rêver", dit le réaliste à celui qui espère.

Alors là, plutôt mourir ! Renoncer à l'espoir ? Même pas en rêve !

Un ami éditeur m'expliquait un jour que la plupart des fans du Seigneur des anneaux n'aimaient pas Game of Thrones.

Comme disait Gandalf à Pippin, sur la muraille de Minas Tirith, ce Gandalf dont George RR Martin reprochait à Tolkien la résurrection : "Il n'y a guère d'espoir, juste un espoir fou."

Il y aura toujours cet espoir, dans le cœur des fous, ceux qui refusent de tuer l'enfant qui vit en eux. Un interstice où se glisser vers d'autres mondes, des univers qui ne se contentent pas de singer le nôtre, mais parés de merveilles et de vrais enchantements. Il restera toujours une poignée d’irréductibles, rebelles à la Lourdeur, derniers gardiens du rêve à l’Âge des machines.

Et si tout le monde doit mourir, que ce ne soit pas sans combattre.


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